L'agriculture "régénératrice" est-elle une solution d'avenir ?
The Nature Letter on Sunday #037 - Le modèle de l'agriculture traditionnelle est à bout de souffle, un nouveau modèle peut permettre de répondre aux enjeux environnementaux
Nous identifions souvent les transports, l’énergie et l’industrie mais rarement l’agriculture dans les secteurs principaux contribuant aux émissions de gaz à effet de serre.
L’agriculture est pourtant un secteur absolument fondamental dans le mix des émissions. C’est aussi un secteur clef au regard d’autres questions clefs pour notre environnement comme la biodiversité, la réduction des pollution chimiques et la santé.
Un rapport de l’European Alliance for Regenerative Agriculture (EARA) vient d’être publié et a attiré toute notre attention. Il publie les résultats d’une recherche récente conduite dans dix sept pays européens par les fermiers eux-mêmes comparant les résultats des pratiques agricoles classiques avec celles de pratiques conservatrices et protectrices labellisées sous le vocable d’agriculture « régénératrice ». Il met en évidence l’intérêt de ces pratiques sur le plan économique et biologique tout en permettant des rendements proches de l’agriculture intensive traditionnelle.
Nous allons donc faire un point sur ce sujet en se concentrant sur les opportunités que représente l’agriculture “ régénerative” pour la planète.
Pourquoi l’agriculture intensive classique est un émetteur puissant de gaz à effet de serre et un agent de pollution important ?
Nous rappelons d’abord les chiffres essentiels concernant les émissions du secteur agricole :
L’agriculture émet directement 12% des émissions de CO2.
L’agriculture émet en réalité 24% des émissions si on inclut les émissions indirectes comme par exemple les effets de la déforestation. Avec ses effets indirects, il est donc le premier secteur d’activité économique en matière d’émissions.
L’agriculture n’émet en fait que modérément des émissions de CO2 mais elle est par ailleurs responsable de l’émission d’une grande quantité d’autres gaz très nocifs comme :
Le méthane (par les cheptels et par les plantations de riz).
le dioxyde d’azote (NO2) et l’ammoniac (NH3) (fertilisation en azote, déjections animales).
Il faut aussi souligner que l’agriculture intensive est la principale responsable de la déforestation et donc des menaces sur la biodiversité qui y sont liées :
Selon la Food and Agriculture Organization (FAO), sa responsabilité est de 90% sur l’ensemble de la déforestation.
68% de la déforestation vient directement des grandes activités agricoles industrielles comme le soja en Amérique du Sud, l’huile de palme dans le Sud Est Asiatique et les élevages industriels (dans le bassin de l’Amazonie).
Enfin l’agriculture intensive est aussi responsable d’autre pollutions importantes :
Les nitrates et les phosphates :
Ils créent des pollutions importantes dans les eaux de ville et de rivières et côtières avec des phénomènes d’eutrophisation (baisse d’oxygène dans l’eau, prolifération d’algues, populations de poissons décimées).
Les engrais phosphatées sont aussi responsable de pollution au cadmium, un métal lourd toxique et responsable de cancers, qui s’accumule dans les sols et se retrouve dans les produits alimentaires et se concentre aussi dans le corps humain.
Les pesticides ont des impacts importants sur les sols et les eaux avec des impacts forts sur les pollinisateurs, les oiseaux, la vie aquatique mais aussi la santé humaine avec une augmentation des risques pour un certain nombres de maladies.
Au total, le modèle de l’agriculture intensive est un agent de pollution tout à fait problématique. Ce modèle, qui repose sur des pratiques nocives pour les sols et pour les hommes, avec une utilisation massive de machines, fertilisants et pesticides semble maintenant “à bout de souffle” :
Les analyses pédologiques montrent que 40% des sols agricoles de la planète sont épuisés sur le plan de leur composition, du carbone, des nutriments, de la vie biologique. Les sols ainsi compactés par l’agriculture intensive sont très fragiles et s’érodent facilement lors d’épisodes climatiques extrêmes désormais plus nombreux (orages).
Le revenu moyen des agriculteurs a baissé ces dernières années de 40% avec des rendements qui plafonnent voir qui baissent avec le changement climatique et le prix des facteurs de production (engrais, pesticides, machines agricoles, carburants etc) qui augmentent constamment.
Comment se définit l’agriculture «régénératrice» ?
Les objectifs de l’agriculture régénératrice visent à :
Restaurer et améliorer les biens communs de la nature :
Les sols.
L’eau.
L’air.
La biodiversité.
Tout en augmentant le revenu des agriculteurs.
Ce mode d’agriculture s’oppose assez fondamentalement à l’agriculture intensive traditionnelle que l’on peut qualifier d’ »extractive» car elle, au contraire, vise à intensifier la production par hectares en introduisant le maximum d’intrants sur la culture (engrais, pesticides).
L’agriculture « régénératrice » utilise tout d’abord trois leviers primaires :
La réduction du travail du sol contrairement au labour intensif de l’agriculture intensive. L’idée est de ne pas labourer les sols pour permettre de garder leur structure et leur vie biologique et de faire des semis directs sur le sol.
La couverture du sol toute l'année avec des rotations de cultures différentes complémentaires notamment des légumineuses pour fixer l’azote dans le sol entre des cultures d’espèces plus consommatrices comme le mais ou le blé.
La diversité et complémentarité des espèces cultivées avec l’utilisation de variétés sélectionnées pour être adaptées au milieu et parfois la mise en place de semences paysannes pour permettre de développer des espèces localisées. Le semis simultané d’espèces complémentaires sur la même parcelle est aussi une technique utilisable pour permettre d’augmenter la résilience aux maladies et aux nuisibles et d’améliorer l’utilisation des nutriments du sol.
Cette technique agricole utilise aussi des leviers secondaires importants :
L’agroforesterie : il s’agit de combiner des arbres et des cultures sur la même parcelle. Il est possible aussi de combiner l’élevage et les arbres. Les arbres enrichissent le sol, protègent de rayonnements solaires trop importants et génèrent aussi un revenu complémentaire.
L’agriculture de précision : cette technique vise à utiliser des capteurs de mesure du sol, de la couverture végétal et météorologique pour optimiser la gestion agricole de la parcelle.
Le développement des adjuvants biologiques ou bio intrants permet de compléter les pratiques naturelles vers l’adjonction de produits d’origine biologiques :
Les bio fertilisants avec des microbes fixant l’azote (Rhizobium, mycorrhizal fongique, Azospirilum, Phosphobacteria).
Les bio pesticides avec des microbes organismes permettant de contrôler les maladies (bacillus thuringiensis contre les insectes, trichoderma spp. pour le contrôle des pathogènes des plantes comme le fusarium ou pythique, beauveria bassina contre les larves d’insectes).
Les bio stimulants : les extraits d’algues, les acides humique et filmique, les thés de compost, et des pulvérisations d’acides aminés.
Les composts et vermicomposts.
La culture de micro organismes endémiques.
La mise au point de techniques sophistiquées d’hydrologie dans les champs pour permettre la meilleure absorption et retenir l’eau et la stocker dans les végétaux et les sols et éventuellement dans des réservoirs naturels.
Nous pouvons résumer l’ensemble de ces techniques à travers le schéma ci-dessous publié par l’International Union for Conservation of Nature (IUCN).
Quelles sont les usages et les perspectives de l’agriculture «régénératrice» ?
Les pratiques de l’agriculture “régénératrice” se développent rapidement:
Ce développement est toutefois très récent et la route est longue pour parvenir à une empreinte substantielle de ce mode agricole sur l’ensemble des surfaces.
Certains estiment ainsi que moins de 2% des surfaces agricoles sont véritablement et toalement en pratique « régénératrice ».
En revanche, de nombreuses expérimentations sont en cours pour montrer la viabilité du système. Cet engouement pour expérimenter ces techniques montre la disponibilité de beaucoup de fermiers pour aller dans cette direction.
On estime aussi en Europe que 20% des sols sont l’objet d’une agriculture régénératrice partielle utilisant au moins partiellement certaines techniques comme les cultures de couverture et le semis direct.
Nous observons de grands mouvements de support aussi pour ces techniques dans les secteurs connexes à l’agriculture comme les grandes coopératives agricoles, les partenariats avec les grandes entreprises agro-alimentaires et l’émergence d’associations de fermiers toujours plus fortes. De nombreuses start-ups se sont emparées aussi de ce secteur.
Nous pouvons citer quelques exemples :
Les coopératives : Dijon Céréales (Bourgogne-Franche-Comté), 4 Pour 1000 Initiative, Axéréal – essais de blé, FNAB/INRAE : essais de recherche.
Les compagnies agroalimentaires : Danone – programme d’agriculture « régénératrice», McCain’s “Project 360°” – « Potato Farming Transformation », Soufflet Agriculture – “Bioperformant” Program.
Les associations de fermiers et ONG : Climate farmers, European Association for regenerative agriculture EARA, top 50 farmers, RegAgri4Europe, PUR ici on sème, Solagro ( France), Regenerative Farmers UK, Rainforest allliance.
Les start ups et bureaux de consultants accompagnant les fermiers : Agreena, Milpa, Fermes d’Avenir, Trinity capital, Soil capital, Ver de Terre Production, Terres de liens.
Les fermes pionnières : La Granja Almond Orchard ( avec le support de la start Up greenpods), Bec Hellouin Farm – Forest-Garden Model.
Cette évolution s’observe dans tous les pays du monde comme par exemple les agriculteurs de coton au Brésil avec des exemples de réussite très probantes, ainsi que d’autres exemples qui incluent des fermiers de Tanzanie, Afrique de l’Est avec des cultures de haricots, bananes, maïs ou même la cardamone.
Le développement des starts ups innovantes dans ce domaine est lui aussi rapide. Nous pouvons identifier quelques exemples :
𝗦anté des sols et séquestration de carbone : Loam Bio, Nori, FA Bio, Groundwork BioAg, InPlanet, RevivBio, Silicate, UNDO.
𝗔𝗴𝗧𝗲𝗰𝗵 et outils de mesures et surveillance : CropX, Solinftec, Granular, Farmonaut®, xFarm Technologies, SoilOptix Inc, Trace Genomics, Sencrop ( weather stations), Alvie (senseurs pour limiter les intrants).
𝗥𝗲𝗴𝗲𝗻𝗲𝗿𝗮𝘁𝗶𝘃𝗲 𝗜𝗻𝗽𝘂𝘁𝘀 et 𝗕𝗶𝗼𝘀𝘁𝗶𝗺𝘂𝗹𝗮𝗻𝘁𝘀 : Pivot Bio, Biome Makers Inc., Terramera, AgPlenus, Plastomics, Inc., Biolchim, Mycophyto.
Réseaux fermiers et places de marché : Farmer's Business Network, Inc., ProducePay, Full Harvest, AgUnity, Climate Farmers, SiembraCo, Carbon farmer (carbon credits).
Chaines d’approvisionnement et outils de transparence : HowGood, Provenance, AgriDigital, SourceTrace, Bext360.
Technologie et engineering de fermes : Neofarm.
Alors que ce mode agricole se développe rapidement, la question de sa performance est posée. A ce sujet, nous pouvons citer une recherche récente conduite dans 14 pays européens comparant sur le terrain les techniques intensives classiques et l’agriculture « régénératrice ».
Les résultats de cette étude sont très positifs pour cette nouvelle agriculture :
Elle est capable de générer en moyenne 32% d’augmentation de la productivité d’ensemble du sol.
Elle consomme 61% de moins en fertilisant synthétique azoté et 76% de moins en pesticides.
Elle génère des rendements qui sont inférieurs mais qui se rapprochent de l’agriculture intensive après une période d’adaptation avec bien sur une meilleure santé des sols et une biodiversité très largement améliorée.
Au total, il est clair que les progrès vers une agriculture régénératrice sont positifs mais les résultats quantitatifs de son déploiement restent encore modestes et plutôt concentrées sur les pays occidentaux développés alors même que la production liée à demande alimentaire mondiale est croissante surtout dans les pays du sud. Les projections actuelles montrent ainsi que le marché mondial des engrais et des pesticides sont toujours en croissance annuelle d’environ 3 à 5 % .
Quels sont les actions nécessaire pour que l’agriculture « régénératrice » change d’échelle ?
Nous avons vu que l’agriculture « régénératrice » est très prometteuse sur le long terme. Son impact est encore limité avec :
Une contribution encore marginale pour notre environnement, notre santé et notre climat.
Une production qui restera légèrement inférieure en matière de rendements par rapport au modèle intensif.
Un changement d’échelle s’impose.
Celui-ci passera par les actions suivantes :
L’accompagnement en investissement et notamment dans les pays en développement pour :
Le financement de la transition pour les agriculteurs durant les années d’adaptation au nouveau modèle.
La formation et vulgarisation des techniques de l’agriculture «régénératrice » ainsi que de l’agro foresterie.
La mise en place de circuits coûts de commercialisation des produits permettant une meilleure rémunération au producteur.
L’expérimentation pour developper des bases scientifiques et des fondamentaux biologiques :
Les essais expérimentaux sur longue durée.
La recherche et le développement de semences paysannes sélectionnées et adaptées à ce mode de culture.
La recherche sur les intrants biologiques permettant d’enrichir et de protéger les cultures biologiquement conduites.
L’accélération des start-ups technologiques permettant de déployer les résultats de la recherche et de développer des solutions d’agriculture de précision :
Les technologies d’agriculture de précision (mesure des sols , capteurs météo).
Les technologies de bio intrants et bio fertilisants.
Les mesures et calculs sur le stockage de carbone et le développement d’un marché des crédits carbones pour l’agriculture.
La traçabilité et les places de marché pour les productions.
Le recrutement de fermiers de nouvelle génération motivés par les nouvelles technologies :
Financement de la formation et de l’installation des agriculteurs.
Financement de la transition pour les agriculteurs traditionnels se convertissant à ce nouveau mode d’agriculture car il faut de longues années pour retrouver une bonne productivité en partant de terres usées.
Financement, mutualisation et location de matériels agricoles et technologiques adaptés.
L’acceptation de modes de productions complémentaires de nature industriels grâce à l’agriculture urbaine verticale pour produire en grande quantités proche des gros centres de consommations et répondre à l’enjeu de production alimentaire dans un monde encore en croissance démographique nette alors que la transition vers ce nouveau mode agricole va prendre du temps.
En conclusion, nous retenons donc que :
l’agriculture « régénératrice » démontre un potentiel important pour améliorer notre empreinte carbone et améliorer notre environnement.
Les techniques et la recherche se développent sur cette agriculture de manière encourageante
Ce mode d’agriculture n’est cependant pas une « silver bullet » et demande de gros efforts techniques et d’adaptation de la part des fermiers et des éco-systèmes économiques agricoles.
La conversation du secteur dans ce mode de culture prendra ainsi de longues années et nécessitera de gros investissements publics et privés.
Nous suivrons donc l’évolution de l’adoption progressive de ces modes de culture et de ces nouvelles technologies et vous rendrons compte dans de prochains articles.
Bonne semaine
Philippe
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