Et si le fond des océans devenait un dilemme pour la transition climatique?
The Nature Letter on Sunday #032 - L’objectif de préserver la nature dans les fonds marins se confronte avec le besoin croissant d’extraction des minéraux »critiques» pour la transition climatique
Nous savons que la transition climatique nécessite un volume croissant de minéraux «critiques» notamment pour le développement de la mobilité électrique et des énergies renouvelables.
Nous avons couvert ce sujet dans notre article «Les minéraux "critiques" sont-ils "l'angle mort" de la transition climatique ? ».
Nous voyons tous les jours à quel point ces minéraux sont stratégiques et prennent une place importante dans les discussions géopolitiques (USA et Groenland, USA et Ukraine).
Pourquoi l’exploration et l’exploitation des fonds sous-marins sont devenus dans ce contexte des enjeux importants à l’échelle internationale ?
Les fonds sous-marins (de profondeur supérieur à 200 mètres mais souvent profonds de plusieurs kilomètres) deviennent en effet une «nouvelle frontière« pour de nombreux pays désireux d’explorer et exploiter les réserves importantes de métaux, comme le nickel, le cuivre, le cobalt, le platine ou le manganèse qui se logent dans les fonds marins.
Hors, le plancher sous-marin contient également des zones importantes de biodiversité jusque la inexploitées et la perspective de voir des opérations minières dans ces zones protégées inquiète bien sur les défenseurs de l’environnement.
Les métaux « critiques » des fonds marins sont principalement sous trois formes (voir le dessin ci-dessous qui représente schématiquement l’exploitation minière sous-marine) :
Des hauteurs sous-marines riches en cobalt autour de 1000 mètres de profondeur.
Des formations de sulphides minéraux près de sources hydrothermales près de 3000 mètres de profondeur.
Des nodules abyssales riches en manganèse autour de 5000 mètres.
Une vingtaine de pays détiennent déjà trente permis d’exploration dans les eaux internationales (les plus importants étant la Russie, la Chine et la Corée du Sud ) et la Norvège soutient l’exploration minière dans ses eaux nationales.
Nous voyons ci dessous une cartographie des zones les plus concentrées en réserves et des principaux permis dans le Pacifique, l’Atlantique et l’Ocean Indien.
Quelle est la réglementation concernant l’exploration et l’exploitation des océans?
Il existe un traité qui régit les usages des océans, il s’agit du United Nations Convention of The Law of The Sea (UNCLOS) .
Ce traité, qui a vu le jour en 1994, a pour origine un discours en 1967 de l’ambassadeur de Malte aux Nations Unies, Arvid Pardo, qui a décrit les fonds marins comme un patrimoine de l’humanité.
Ce traité a aussi institué une organisation la International Seabed Authority (ISA) qui est installée à Kingston en Jamaïque et qui contrôle tous les explorations et extractions dans les profondeurs océaniques pour les 169 membres qui en sont membres et attribuent les permis dans les eaux internationales.
Nous pouvons noter que les USA ne sont pas membres de cette autorité et que l’ISA n’a pour l’instant pas encore établi de réglementation générale pour l’exploitation minière. Elle a simplement émis des recommandations non contraignantes pour demander des évaluations d’impacts (Environnemental Impact Assessment (EIA)) pour l’exploration.
Récemment, le sujet est devenu progressivement plus controversé compte tenu de l’importance croissante des minéraux «critiques» et de la prise de conscience des enjeux environnementaux.
En 2021, l’île du Pacifique de Nauru a entamé une démarche juridique, à ce jour sans résultats, pour permettre d’attribuer «automatiquement» des droits de permis sous un délai de 2 ans alors même que les réglementations de l’exploitation minière océanique ne sont encore pas établies.
31 pays, dont les chefs de file sont les îles du pacifique (Palau, Fiji, Samoa, Micronésie) ont de leur côté appelé à un moratoire pour l’interdiction de l’exploitation des fonds dans les eaux internationales tant que les impacts sur l’océan, le climat et la biodiversité ne soient pleinement étudiés. Des entreprises internationales ont rejoint ce mouvement, comme BMW, Volvo, Volkswagen, Renault et des institutions financières comme ABN Amro et La Banque Européenne d’Investissement.
Ces états et entreprises insistent sur les risques de dégâts pour l’environnement qui sont aussi repris par une étude du Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of America (PNAS ) intitulée «Midwater écosystems must be considered when evaluating environnemental risks of deep-sea mining».
Ils insistent sur les risques significatifs posés par l’exploitation minière sur la biodiversité et les services écosytémiques fournis par les océans comme :
La capture de carbone et la production d’oxygène qui semble se faire autour des nodules polymétalliques sous-marins.
La dégradation des polluants.
la régénération du plancton.
Le maintien des stocks de poisson de «moyennes eaux» (requins, dauphins, baleines, calmars, méduses etc)
La biodiversité des fonds profonds qui sont peuplés de milliers d’espèces encore inconnues de la science.
La complication vient aussi de l’existence d’un autre traité le «High Seas Treaty» signé en Mars 2023 qui établit des normes et des protocoles sur les évaluations d’impact (Environmental Impact Assessment (EIA)) à réaliser pour les projets dans les profondeurs.
Depuis 2024, l’ISA a recommencée des nouvelles discussions sans succès pour l’instant.
Depuis le début de 2025, la filiale américaine de The Metals company a décidé de demander un permis d’exploration en suivant le code minier américain. Reuters a aussi publié un article faisant état que l’administration Trump envisagerait un executive order pour permettre aux compagnies minières de court-circuiter l’ISA.
Il est donc difficile à ce stade de prédire comment les prochaines discussions internationales vont évoluer entre les différents scénarios : protection stricte des fonds marins, exploitation raisonnée et limitée avec la délivrance de permis et la mise en place de contrôles de l’impact sur les éco-systèmes, ou même libéralisation débridée.
Quels sont en synthèse les arguments pour ou contre cette exploration et exploitation océanique ?
Le débat est complexe car les tenants des deux écoles ont des arguments entendables.
Nous pouvons partager les arguments principaux :
Pour l’exploitation minière sous-marine :
Les minéraux critiques sont essentiels à la transition et les volumes nécessaires pour le net zéro sont considérables. La disponibilité des mines sur terre semble potentiellement insuffisante pour les besoins de la transition. Les océans profonds qui représente 60 % de la surface de la terre et regorgent de minéraux sont une option que nous ne pouvons rejeter.
Les technologies minières progressent et pourront probablement prendre en compte , grâce à l’innovation, les dégâts environnementaux en réduisant les panaches de sédiments de pollution sous-marine et en traitant ceux ci lors de l’extraction.
Les mines terrestres font aussi des dégâts très importants (déforestation, biodiversité) notamment, et sont concentrés souvent dans des zones importantes pour l’environnement de la planète.
Le processus minier terrestre semble avoir un impact négatif sur le cycle de carbone supérieur à celui utilisé pour l’exploitation océanique selon une étude scientifique sur le sujet.
Contre :
Les connaissances sur les dégâts environnementaux potentiels de ces exploitations minières sont très insuffisantes, il est donc dangereux d’autoriser celle-ci avant que nous en connaissions mieux l’impact.
Les fonds marins qui sont des écosystèmes extraordinairement stables (la pression et la température sont très constantes dans les profondeurs) seraient susceptibles d’être très dérangés par des modifications importantes.
Le besoin en minéraux critiques est en effet avéré mais Il est plus facile de contrôler les pollutions minières sur les mines terrestres que sous l’eau à des milliers de mètres de profondeur avec la pression et des conditions difficiles d’exploitation.
Il serait préférable de limiter la dépendance en matériaux critiques en investissant sur des nouvelles technologies plus circulaires et réduisant la consommation de minéraux. (par exemple avec des batteries sans cobalt qui sont notamment explorés par certains constructeurs automobiles comme Général Motors et Tesla).
Les minéraux critiques sont essentiels à la transition. Leur production terrestre est potentiellement insuffisante pour couvrir les besoins et les fonds marins regorgent de ces minéraux. Il semble donc pertinent de ne pas être dogmatique sur le sujet et de pouvoir étudier plus précisément les impacts de l’exploration et l’exploitation océanique, pouvoir investir dans la recherche et les nouvelles technologies pour des mines sous-marines les moins agressives possibles et s ‘assurer de limiter les surfaces utilisées à cette fin pour garder les grands espaces sous-marins les plus intacts possibles. Nous continuerons à suivre les discussions de l‘International Seabed Authority, les progrès de la recherche et innovation ainsi que les décisions prises par les gouvernements et les compagnies minières.
Bonne semaine
Philippe
Https://o2nature.substack.com